www.youtube.com/watch?v=rEK5JNvvnis
A nouveau le sombre, à nouveau la nuit.
Tania, même si elle sentait bien que Jakob lui échappait, comprenait qu’elle incarnait encore pour lui une alternative attrayante. Et parce qu’elle savait que le temps ensemble leur était compté, elle voulait le plus possible profiter de cette intimité. Elle était sa reine, celle qui régnait sur son quotidien : une présence presque rassurante pour le souverain isolé, même s’il était, à mesure qu’il avançait dans le labyrinthe, de plus en plus distant.
Pour compenser et garder un certain contrôle, Tania rassurait les plus hauts dignitaires du royaume. Elle servait de caution maléfique à son compagnon, de cran de sûreté. Avec elle à ses côtés, Jakob était jugé crédible. Car sorcières, vampires, âmes damnées, génies malfaisants connaissaient son allégeance de longue date à Lucifer, sa fidélité à tout ce qui était maléfique. Alors que Jakob seul, tourmenté entre bien et mal, les faisait tellement douter du bien-fondé de sa royauté qu’ils avaient plusieurs fois envisagé de l’assassiner. Mais la voleuse d’âmes s’y était opposée. Défendant bec et ongles le roi vampire et arguant que grâce à lui, elle saurait progressivement se rendre maîtresse de l’anneau de feu et du pouvoir absolu qui le constituait . Ce qui était un mensonge éhonté, mais qui avait le mérite de garder Jakob en vie. Pour elle déjà, mais aussi pour le reste des royaumes des ténèbres. Car Jakob, par sa seule présence, semblait atténuer, ralentir le processus d’effondrement qui affectait le quotidien des citoyens des ténèbres. Oeuvrer à préserver ce monde en même temps que la vie de celui qui partageait son lit, la rendait fière, malgré sa défaite face à Marie, et la difficulté qu’elle avait désormais, à faire le moindre maléfice.
A chaque potion qu’elle tentait, son âme retrouvée lui signalait qu’elle agissait mal et la tourmentait par mille et une piqûres de rappel. Sa magie noire ne fonctionnait plus comme avant. Ce qui provoquait chez elle, un agacement colérique que venait régulièrement calmer Jakob par une parole, un geste d’apaisement. C’était dans ces moments-là d’attention et de considération, plus que dans leurs étreintes que Tania pensait qu’elle avait gagné définitivement. Et que jamais Jakob ne quitterait ni sa couche ni sa fonction royale.
Forte de cette croyance, elle avait relâché un peu le contrôle et les sorts qu’elle avait jeté sur le jeune roi vampire et sur sa musique.
Jakob pouvait, au moins lors de visites, aller jusqu’au château des monts chauves, à son manoirr et en différents lieux du royaume des ombres. Mais aussi jouer de la musique hors du contrôle et de l’emprise de Tania. Secrètement, la plupart du temps quand il rentrait chez lui, il tentait des sorts féeriques musicaux, en pensant à Marie, en pensant à tout le bien qu’ils pourraient faire une fois réunis. Et cette perspective lui ramenait le sourire, l’espoir, galvanisait sa magie.
Il tentait aussi des expériences pour aider certains êtres, passés au royaume des ombres, mais torturés et perdus entre bien et mal, tout autant que lui l’était.
Il avait créé des sorts de sérénité, de douceur, d’apaisement. Seul, tout comme il le faisait lorsqu’il n’était qu’elfe-fée à la Vallée Heureuse. Ce bonheur de recréer de la magie positive, en toute autonomie, lui faisait du bien. Elle le reconnectait à sa source, à ce qu’il était depuis tout enfant. Et se dévouer à autrui, tenter de réparer des situations difficiles pour des êtres plus égarés que réellement maléfiques, lui redonnait espoir de se sortir lui aussi de ce guêpier.
Il se rendait compte qu’il avait les clés de sa propre délivrance et l’harmonisation qu’il souhaitait mettre en place depuis le début entre les deux univers, commençait à prendre forme ; un autre sujet de joie mais aussi de fierté pour le jeune roi.
Et l’elfe-fée en lui continuait de projeter sa voix dans le labyrinthe, mais de façon moins acharnée. Non que Jakob n’ait plus envie d’en découvrir la sortie et de retrouver celle qu’il aimait vraiment. Mais il comprenait, sans doute pour la première fois de sa vie, que ce n’est pas le travail acharné, mais l’équilibre intérieur qui compte et qui l’aiderait le plus à avancer. Cela voulait dire créer les conditions les plus favorables pour réussir.
De lui-même, il s’était composé une sorte d’hygiène de vie qui l’aidait aussi à maintenir des énergies hautes, propres à établir une autorité et une compétence de chef. Il rendait ainsi hommage aux bagues qu’il avait reçues de Titania et Obéron. Et l’anneau de feu lui-même en bénéficiait, pouvant déployer ensuite protection et influence bénéfique tant à Marie qu’à Jakob. Les deux époux travaillaient inconsciemment à la fois en synergie mais aussi individuellement, pour leur propre édification. Et si rien ne semblait avoir changé véritablement dans chacun de leurs royaumes respectifs, chacun d’eux ressentait une paix grandissante, presque inexplicable, mais très appréciable.
Le retour progressif de Jakob-Roméo sur ses terres, chez ses amis vampires, hors de l’emprise et de la présence de Tania, avait réjoui de nombreux sujets.
La reprise d’une gouvernance absolutiste, même si bien différente de celle d’Oswald et Osmond, avait ramené une certaine sérénité. Le délabrement du royaume avait été stoppé. Laissant un répit bienvenu à tous les êtres maléfiques. Un regain d’espoir animait le monde des ténèbres, qui autorisait rencontres, déplacements et activités quotidienne sans risque de catastrophe.
Jakob avait retrouvé le château des monts chauves, son manoir et quelques promenades avec son meilleur ami.
Un soir qu’il l’avait gardé à souper dans la salle à manger ornée de la grande tapisserie des vendanges, après quelques viandes rôties arrosées de vin capiteux, le roi vampire, levant la tête en direction de la tapisserie avait soupiré :
- Nous y voilà...je suis l’homme que je ne voulais pas être ici. Celui qui commande, qui ordonne, qui a des terres et des domestiques sous ses ordres. Celle qui est à mes côtés n’est pas celle que je souhaitais avoir. Et pourtant…
- Et pourtant, tu ne peux pas dire que tu es malheureux. Tu t’es adapté à cette nouvelle vie grâce à Tania et ça n’est pas plus mal. Je t’avais dit que tu y arriverais.
Jakob avait souri puis secoué la tête.
- Pardonne-moi, mais ce n’est pas Tania qui m’a aidé à m’acclimater et à supporter mon état de roi vampire.
Elle m’aurait plutôt plongé dans le désespoir.
- C’est moi alors?
- Plutôt cette maison et son fantôme. Depuis quelque temps, je vis grâce à eux des choses surprenantes.
Et Jakob avait alors raconté à Ulf tout ce qui lui était arrivé: le portrait de Bartoloméo, le labyrinthe, le navire, la tempête, la projection de sa voix, le chandelier et sa rencontre avec Titania et Obéron.
Le capitaine et premier ministre Ulf avait écouté d’une oreille plus qu’attentive, les mille et un progrès de son jeune ami. Par moment, il souriait, à d’autre, il semblait gêné. Et plus que tout agacé. Il sentait lui aussi un changement, qui tout anecdotique qu’il semble pour le moment, annonçait via ces confidences, une mutation profonde qui le laissait inquiet quant à l’avenir du royaume. Son ami renoncerait-il alors au pouvoir et le placerait-il comme roi à sa place ? Rien n’était moins sûr. Alors, le capitaine ne devait-il pas faire tout son possible pour maintenir l’existant ? L’anneau de feu dans sa part maléfique pouvait les aider.
Face au récit enflammé de son ami, Ulf avait cru bon de jouer le frère aîné plein d’expérience :
- Tu sais, ce genre de remontée féerique, je l’ai déjà vécue. Et ça n’a pas duré. C’est un passage, crois-moi, une sorte de fièvre qui s’éteindra d’elle-même avec le temps.
L’anneau de feu, tu peux l’utiliser comme bon te semble, après tout ! Alors pourquoi te tourmenter à oeuvrer avec par l’entremise d’un labyrinthe ?
- Parce que le labyrinthe est la clé de notre délivrance à tous, Ulf. L’anneau de feu est régi par deux forces complémentaires. La mienne et celle de Marie. Hors des charmes basiques, qu’ils soient maléfiques ou féeriques, l’anneau s’active en unissant nos deux âmes, nos deux magies.
- Et tu ne peux pas le contrôler entièrement sans Marie ?
- Je ne crois pas. Cet anneau semble fonctionner en duo. Depuis notre mariage aux arènes qui a été aussi la nuit de notre séparation, quand je suis devenu roi, il nous fait travailler chacun suivant un cheminement particulier. C’est comme un gigantesque jeu de piste, de conscientisations successives. Cette bague me fait remonter le temps et m’ouvre à des compréhensions dont jamais je n’aurais pu soupçonner l’existence.
- Alors tu es toujours aussi amoureux ! Faudrait-il que je capture Cupidon et le tue vraiment à l’insecticide vampirique pour qu’enfin tu reviennes à la raison ?
- Pff...je crois que ce serait bien inutile. Mon coeur a ses raisons que la raison vampirique et maléfique ne connaît pas...et l’anneau de feu est…
- Un anneau magique qui crée de la magie amoureuse. Oui, je vois ça, et quand j’y pense...tu n’as finalement pas tellement changé hormis l’apparence. Si j’avais su, je t’aurais laissé au marais chez les jumelles.
- Non, tu n’aurais jamais fait ça : d’une parce que tu t’y serais noyé sans moi et de deux, parce que tu m’aimes et que moi aussi je t’aime comme un frère.
Tu veux que je te dise, Ulf ? Si nous nous sommes rencontrés, je pense que c’était pour m’aider à endosser plus facilement la condition de vampire et comprendre que l’amitié est possible, entre les deux royaumes antagonistes. Rien ne se fait par hasard. Tout a une raison d’être, toujours.
- Tu crois vraiment ça ? C’est certes gentil pour moi mais...Et Tania ? Tu m’en disais pourtant uniquement du mal quand tu n’étais encore que Matthias de Sylphe.
- Oui… et jamais quand je n’étais qu’apprenti d’Oswald, je n’aurais pensé qu’elle deviendrait ma reine des ombres. Mais il y a sans doute là aussi une raison à cette union, une blessure à guérir pour elle comme pour moi, une façon de l’aider.
- Mais à quoi, grands dieux ?
- Je ne sais pas, Ulf. Mais je remarque une chose : tout ce qui nous arrive nous oblige à changer de regard les uns sur les autres. Alors Tania comme les autres maléfiques a certainement un rôle positif à jouer dans nos aventures. Et certainement elle en joue un, qu’elle en soit ou non consciente.
Ulf haussa les épaules. Les réflexions de Jakob le ramenaient à s’interroger quant à sa propre identité et ce n’était surtout pas confortable. Parce qu’il repensait à Ilma et Vilma et à tout ce qu’il avait abandonné depuis qu’il était vampire. Et cela le plongeait direct dans un chagrin sans fond.
Et cela, il n’en était pas question.
Alors il secoua ses idées sombres.
Puis, reprenant son air matois et taquin, il s’écria :
- N’empêche, nous sommes deux à l’avoir connue plus que personnellement. Et j’aimerais assez connaître tes impressions après expérience intime plus que prolongée avec la voleuse d’âmes, nota le vampire d’un air gourmand et intéressé.
Jakob se mit à rire. Puis, répondant à son regard pénétrant par un regard tout aussi malicieux, il dit :
- Dangereusement attirante, mais contrairement à ce que je craignais, elle n’a jamais pu prendre mon âme. Et elle n’est plus en capacité d’en capturer d’autres depuis qu’elle est ma reine. Je ne sais pas d’où vient ce prodige. Possible que la position de première dame l’ait en quelque sorte calmée. Mais…j’ai plus l’impression qu’une tierce personne lui a désactivé ce pouvoir. Qui ? Là est la question.
Le regard tout à la fois ému et taquin de Ulf, laissait penser qu’il approuvait totalement son ami. Mais il le surprit encore davantage en lui disant :
- Moi, j’ai ma petite idée sur qui a généré ce miracle. Si comme tu le prétends, l’anneau de feu sert autant la comtesse de Kalamine que ta personne, il se pourrait que Marie ait agi pour que Tania ne puisse plus jamais nuire à qui que ce soit.
Jakob pâlit.
- Si Marie a fait cela, cela voudrait dire que Tania l’a attaquée ! Car jamais Marie n’aurait fait une telle chose sans être agressée. Mais si Marie s’est défendue contre Tania, ça voudrait dire que depuis notre séparation, elle acquiert des pouvoirs féeriques. Donc ça voudrait dire qu’elle est maintenant en pleine capacité de faire de la magie avec l’anneau de feu...
- C’est fort possible ! Et comme vous fonctionnez de façon gémellaire, Marie avance certainement en féerie autant que tu acquiers de pouvoirs et de conscientisations de ton côté. Vos âmes sont liées. Donc si elle te sent en danger ou se sent en danger, elle répliquera pour se protéger et te protéger également.
- Incroyable...quand j’y pense...cela m’émerveille et m’effraie tout à la fois. Je n’ai jamais vu Marie faire de magie. Et je ne sais pas du tout comment à l’avenir je vivrai cela. Et si avec cette magie, elle en profitait pour me rejeter ?
- Tu oublies qu’elle t’aime.
- Mais je suis devenu maléfique.
- Tu crois sincèrement que mon apparence vampirique a changé mon amour pour les jumelles et le leur pour moi ? Crois-moi, si l’amour est véritable, il se fiche du costume.
Il n’empêche que voir la comtesse de Kalamine régler son compte à la voleuse d’âmes, ça m’aurait rudement fait plaisir d’assister au spectacle.
- Et moi donc...Si comme tu le penses, cet affrontement a eu lieu, je n’en ai rien vu ni su…
- Ca vaut peut-être mieux. Tu sais à quel point Tania peut être violente...Et je doute qu’elle se soit retenue vis à vis de Marie. La bonne nouvelle est que la réplique de ta dulcinée a dû être particulièrement efficace puisque Tania n’a pu dévorer ton âme. Et aux dernières nouvelles, elle n’a pas fait de nouvelles victimes. Ce qui est plus que surprenant.
Ca me rappelle un duel terrible que l’on nous racontait à la veillée, quand j’étais encore gamin : deux sorcières. L’une qui ignorait ses pouvoirs, ligotés depuis son enfance et l’autre qui les cultivait tant qu’elle finit par se corrompre au mal et contribua à pervertir tout ce qu’elle aurait pu créer de bien. Quand celle qui ignorait ses pouvoirs s’est réveillée, elle a non seulement révélé des dons plus grands que la sorcière consciente mais elle a en plus ligoté les pouvoirs maléfiques de cette dernière dans un duel sans merci. A sa manière, Marie et Tania ressemblent à ces deux sorcières. Et je crains que Marie n’ait agi comme la sorcière inconsciente.
Le roi vampire soupira.
- Cela lui ressemble si peu, à moins qu’une fée l’ait formée à ce type de magie, mais je la vois pas faire du mal à qui que ce soit...Et quand bien même elle aurait affronté et vaincu la voleuse d’âmes, Tania m’en aurait parlé, tu ne crois pas ?
Ulf se mit à rire :
- Tania ? T’avouer sa vulnérabilité ? La mettre en scène, oui, pour conserver son pouvoir sur toi et l’aura dont elle dispose auprès des grands maléfiques du royaume, mais elle n’aurait jamais révélé ses propres difficultés et encore moins une défaite face à celle que tu aimes. Elle a beaucoup trop de fierté pour ça.
Et la petite comtesse de Kalamine t’aime suffisamment pour vouloir te protéger, même si cela l’a obligée à sacrifier sa place auprès de toi.
Jakob porta la main à son coeur :
- Ce que tu dis met le feu dans mon âme...car tu penses que Marie m’aime toujours, même si je l’ai trahie en m’unissant à Tania ?
- Je ne le pense pas, j’en suis sûr.
- Mais comment ? L’as-tu vue récemment ? As-tu des informations à son sujet ?
Ulf grimaça.
- Disons que j’ai eu de ses nouvelles indirectement. Ma troupe et moi ne pouvons plus attaquer Kalamine. Il y a une espèce d’arc-en-ciel protecteur qui constitue comme une barrière infranchissable sur la frontière. Aucun maléfique ne peut le pénétrer au risque d’une auto-combustion immédiate.
Si nous avions pu par le passé contourner et piéger les artificiers et protecteurs du royaume, et rapiner tout ce qui nous était utile, nous avons dû renoncer à le faire dans un grand nombre de royaumes féeriques, dont Kalamine tout le premier.
Et je suis persuadé que cette protection provient de la magie de ton épouse.
Magie probablement inconsciente mais néanmoins liée à cet anneau de feu indomptable et donc à l’amour que vous partagez elle et toi.
- Je vois. Et si moi en tant que porteur de l’anneau, j’essayais de casser ce sortilège ?
- Au risque de ta propre vie ? Je ne te crois pas assez fou pour oser une telle fantaisie.
- Et pourtant, si je suis protégé par l’anneau, je ne crains rien.
- Est-ce que vraiment tu souhaites mettre en danger celle que tu aimes et ses amis ?
- Non, mais je voudrais réconcilier les deux mondes. Si en tant que porteur de l’anneau de feu je ne le fais pas, à quoi aura servi cette expérience maléfique ?
- Tu veux dire qu’à l’issue du combat, tu abandonnerais le royaume des ombres ?
Le jeune roi détourna un moment son regard, gêné et soupira.
- Ulf, je ne suis pas d’ici. Tu le sais pertinemment. Et toi non plus tu n’appartiens pas à ce monde.
Ulf eut un rictus :
- Tu n’as pas idée du temps qui s’est écoulé entre ma métamorphose et aujourd’hui. Je ne saurais plus être qui j’étais avant et en cas de retour, je serais maintenant trop vieux pour me réadapter à l’humanité qui était la mienne.
- Même pour Mila et Ilma ? Ulf, j’ai vu à quel point tu les aimes...tu ne peux pas avoir oublié la liberté que vous aviez ensemble, l’amour que vous partagiez…
- Non, je garde tout ça en mémoire, c’est ma plus douce rêverie quotidienne, mais le monde humain avait condamné cet amour puisque j’ai été pendu, puis vampirisé par Oswald. Et c’était il y a très longtemps…
- L’amour véritable n’est pas une question de temps ni d’âge, mon ami. C’est une question de coeur.
Si réellement tu sens toujours en toi cet amour, alors il te guidera une fois revenu à ton état originel. Et moi aussi je t’aiderai ainsi que tes amis enchaînés au même statut vampirique contre leur gré.
- Toi ? Mais tu auras mille autres occupations bien plus réjouissantes avec Marie, futur comte de Kalamine ! Je ne serai plus qu’un lointain souvenir pour toi.
- Tu te trompes ! L’amitié que nous partageons aura toujours une place prépondérante.
- Même si je ne serai plus qu’un paysan humain mal dégrossi ? Dis donc...tu ne m’as jamais dit de quelle famille tu étais en féerie. Pour plaire à la petite comtesse, je suppose que tu n’étais ni un lutin, ni un gnome velu amateur de bière.
Jakob sourit.
- Effectivement, je ne fais pas partie de ces familles.
- Alors tu viens d’où ? Avec tes dons musicaux, tu pourrais faire partie des sirènes, ou peut-être des génies ou des anges célestes ?
Le jeune roi secoua la tête.
- Des hobbits ?
- Gontrand, mon cousin que tu as rencontré durant notre aventure, ne l’est qu’à demi, par son père.
Ulf ferma un instant les yeux pour se remémorer la scène...Oui, il se souvenait de ce jeune pianiste un peu enrobé, timide et rêveur. Mais qui sentait une odeur, pas seulement de hobbit mais…
- D’elfe...tu es un elfe ! Un elfe géant, humanoïde car tes oreilles ne sont pas pointues...Mais oui...j’aurais dû y penser plus tôt : un elfe a la capacité d’être aussi bien maléfique que bénéfique. L’elfe fait partie de ces familles féeriques qui peuvent muter, se métamorphoser facilement et expérimenter la dualité car ils ont des cousins noirs. C’est pourquoi tu aimes t’occuper des elfes égarés ici...des êtres perdus mi anges mi démons.
Jakob prit un air laconique.
- J’ai du sang d’elfe, par mon père, tu as bien deviné. Rajoute un peu de poussière de fée et tu sauras qui je suis vraiment.
Le capitaine eut alors une drôle de vision. Celle d’un elfe et d’une fée qui avaient eu trois fils et qui faisaient partie des plus redoutables opposants d’Oswald, régnant dans un minuscule royaume, jamais vaincu : la Vallée Heureuse.
N’en croyant pas ses yeux ni ses oreilles, le vampire se les frotta activement. Et la voix tremblotante, il demanda :
- Mais alors, si tu es bien qui je pense, comment es-tu devenu ce petit homme si étrange, à la veste rouge pourprée, si éloigné des elfes-fées ?
- C’est une longue histoire. Mon frère Angelo m’a transformé en humain pour qu’Oswald ne puisse pas s’en prendre à moi et que je puisse mener la mission qui m’était confiée à Kalamine en toute sécurité. C’est en humain que j’ai rencontré la fille d’Alexandre. Et j’ai été transformé en celui que tu as connu après mes fiançailles avec Marie. Il était hors de question que je laisse mon amour sans secours et prisonnière du sorcier. Et comme je ressemblais trop à ma nature elfique, il valait mieux m’en éloigner physiquement autant que la magie pouvait le faire : c’est sous cette apparence d’enfant que tu m’as rencontré ainsi qu’Oswald. Enfant que je n’étais pas.
- Donc, tu connaissais Marie de Kalamine avant notre rencontre ?
- Oui. Et nous sommes tombés amoureux l’un de l’autre peu avant l’invasion d’Oswald et son enlèvement. Son père venait de m’accorder sa main quand toi et ta troupe avez attaqué le château.
De plus en plus ému, Ulf avait porté la main à son coeur.
- Voilà pourquoi j’avais vu la jeune fille donner un anneau à la grive...et ce devait être l’anneau de feu et il était pour toi. C’est pourquoi il n’a jamais pu vraiment être maléfique. Il t’avait été donné par pur amour par l’héritière d’Héloïse. Son pouvoir ne pouvait donc pas appartenir au royaume des ombres, sauf par corruption du porteur. Et si tu viens de la féerie...ça pourrait vouloir dire...que tu es vraiment l’élu ???? L’élu de la prophétie que tout le monde attend ?
Par tous les enfers...si vraiment tu es l’élu, voilà une nouvelle qui change sacrément le sens de l’histoire. Et qui confirme toutes mes intuitions.
Tu veux que je te dise ? J’y avais pensé à plusieurs reprises en t’observant mais...je n’osais y croire, y rêver. Je préférais me dire que tout cela n’était que fariboles des anciens...quelque chose comme...une fantaisie pour maintenir un espoir...mais...si tu es vraiment l’élu…
- Tu t’emballes, Ulf, comme à ton habitude. Je ne sais pas si je suis ce personnage de légende. Pour être honnête, ce n’est pas ce qui m’intéresse ni me préoccupe. La seule chose qui m’importe, c’est que je n’ai pas envie de continuer à gouverner les royaumes maléfiques dans une opposition à la féerie, comme le faisaient Oswald, Osmond et tous ceux qui ont régné ici. Je pense sincèrement qu’il y a un point de concorde et de cohabitation à trouver avec les royaumes ennemis. Tu es bien d’accord que l’ombre et la lumière sont indissociables, non ?
- Oui, cela va de soi. L’un ne va pas sans l’autre. Ils sont complémentaires.
- Eh bien, je crois que la féerie fonctionne de la même façon avec les maléfices.
Si nous renforçons l’opposition entre les deux, nous nous éloignerons toujours plus et nous favoriserons toujours le pire : la guerre, la folie, les massacres, la haine, l’esclavage, la domination, l’exploitation de la peur, de la faiblesse, de la faim. Mais si nous trouvons un moyen de réconcilier les deux, un terrain d’entente, alors peut-être que nous pourrions bâtir un gouvernement équilibré pour tous et nous établirions une harmonie progressivement, car le bien serait gagnant pour tout le monde.
Ulf leva les yeux au ciel :
- Matthias, tu oublies que le mal reste le mal…
- Le mal est lié à la souffrance, au manque, à la peur. Si nous soignons les peurs, le manque, la souffrance, alors nous réduisons l’emprise maléfique, tu ne crois pas ?
- Sans doute, mais il y a et il y aura toujours des cas irrécupérables. Et il y a des gradations chez les maléfiques.
- Comme il y en a chez les féeriques. Ulf...il faut que j’essaie de parvenir à l’équilibre des forces, tenter de créer l’harmonie entre les deux. C’est sans doute ma vocation de musicien qui veut ça, mais c’est aussi ce qui doit être fait par les couples de l’anneau de feu. Je le ressens de plus en plus. Et je ne pourrai réaliser cela pleinement qu’en étant uni et réuni à Marie. C’est ensemble que nous sommes les meilleurs, toujours. Et le seul moyen de la revoir est d’ouvrir une brèche entre nos deux royaumes, de nous revoir à la frontière des deux mondes pour unir nos magies...à défaut de nos corps, si cela s’avère impossible.
Le ton de voix du roi vampire était si ému qu’Ulf se dit que désormais, rien ne découragerait son ami d’une telle entreprise. Alors, il avait objecté :
- Je comprends ta quête et elle est généreuse. Profitable à tous. Mais en admettant que tu y parviennes, ça veut dire que tu devras affronter la vicomtesse, dans un combat singulier. Y as-tu seulement pensé ?
- Oui...et je risque de la perdre pour toujours, si je n’arrive pas à contrôler mes instincts vampiriques en sa présence, à moins qu’elle-même me tue avant. C’est un risque mortel évident. Mais je dois pouvoir l’éviter.
- Comment ?
- Attends que je réfléchisse... Il faudrait...une sorte d’échelle, quelque chose qui circulerait de l’un à l’autre, un moyen qui nous permettrait d’échanger sans nous mettre en danger de mort...Ainsi nous pourrions tenter une réconciliation l’un avec l’autre. Puis entre les deux mondes où nous vivons. Et si nous y parvenons, alors il n’y aurait plus jamais de guerre et une paix durable s’installerait.
- En somme, tu voudrais l’échelle de Jacob, pour vous retrouver Marie et toi…ou quelque chose du genre, un truc qui vous relierait l’un à l’autre, en plus de l’anneau. Et qui vous permettrait de créer l’harmonie.
- Oui...c’est tout à fait cela ! Mais je crois que je sais où aller et avec quoi je pourrais...Oh Ulf, il faut que j’essaie. Je n’en peux plus de cette vie sans Marie. Le seul souci, c’est que je n’ai pas encore fini le labyrinthe.
- Il te reste combien d’étapes à passer selon toi?
- Je ne sais pas exactement. Mais si je suis le portrait de Bartoloméo et si je compare avec celui de moi qui est dans ma chambre, je pense qu’il y a encore deux ou trois quêtes à accomplir. Pour découvrir d’autres objets je suppose et acquérir de nouvelles sagesses.
-Eh bien...ce n’est pas encore demain que tu reverras ton épouse.
- Non, je le sais mais...depuis quelques semaines, je sens que j’avance progressivement sur le bon chemin. Quand j’ai été sacré roi, j’ai fui cette démarche initiatique et j’avais décidé de me contenter de ce que j’ai ou presque. Mais plus je me reconnecte à ma véritable nature au sein du labyrinthe, plus je retrouve des forces dont j’avais oublié la puissance et les bienfaits.
C’est comme un retour aux sources. Aux sources de qui je suis vraiment.
- Attends...J’ai peur de mal comprendre.Tu es en train de me dire que tu serais prêt à tomber les masques?
- Oui, Ulf. Pas maintenant évidemment, ce serait suicidaire, mais je le ferai dès que je m’en sentirai la force.
Sous le coup de l’émotion, Ulf se versa un peu d’eau-de-vie et après l’avoir avalée d’un trait, il s’exclama :
- Pfiouuuuuuuu...Matthias, tu réalises que tu mettras en danger ta vie en te mettant à nu, face à tous ceux et celles qui font confiance à ta gouvernance ?
- Ce ne serait pas la première fois, tu sais. Je l’ai déjà fait aux arènes face à Sadia, Tania et tous les dignitaires maléfiques. Et je les ai presque tous anéantis. Si Marie est à nouveau avec moi, je suis prêt à le refaire.
Ulf secoua la tête en grimaçant :
- M’étonnerait que Tania t’en laisse l’opportunité...Dans ton joli projet de réunion, tu oublies que tu es maintenant lié à cette femme maléfique et que : si tu as une muselière moins serrée qu’avant, ce n’est dû qu’à sa volonté, pas à tes exploits. Tu n’es qu’au service secret de Sa Majesté, si je puis dire.
Et pour illustrer son propos, Ulf se leva et se lança dans une pantomime déjantée tout en s’égosillant sur une musique toute aussi radicale, à la manière d’un guitar hero d’un nouveau genre.
www.youtube.com/watch?v=NG1AK1opZy0
Si la démesure chorégraphique et vocale du vampire avait dans un premier temps amusé le jeune monarque, elle lui avait aussi fait froncer les sourcils. Non de colère rapport à la moquerie ironique savamment déhanchée et orchestrée. Mais parce qu’Ulf exprimait à sa façon, un reflet de la réalité. Dure à admettre pour son ego, car hélas, le vampire avait raison.
L’élargissement de Jakob n’était que la résultante de faveurs qu’accordait Tania à son compagnon, parce qu’il avait cédé à son emprise. Ayant eu ce qu’elle souhaitait ou presque et la place qu’elle convoitait, Tania pouvait relâcher la pression qu’elle exerçait sur lui désormais, considérant qu’il lui était acquis et suffisamment soumis pour se plier indéfiniment aux règles qu’elle lui imposait.
Le jeune homme soupira.
S’il voulait vraiment changer la donne au royaume des ombres, il allait devoir sortir de sa zone de confort. Projeter sa voix dans le labyrinthe, mener sa quête intérieure était certes important, vital, même pour renouer avec qui il était vraiment et enclencher quelques changements. C’était ne pas se perdre de vue en quelque sorte. Mais pour parvenir à réunir royaumes ténébreux et royaumes lumineux, il allait falloir faire bien plus que cela.
Oser transgresser plus qu’il ne l’avait fait les interdits de magie féerique. Et s’il voulait réellement retourner dans son monde elfique et vivre cet amour profond qu’il éprouvait pour la comtesse de Kalamine, il lui faudrait confectionner à l’aide du ruban rose qui le liait à Marie, une potion qui abolirait la distance entre eux et permettrait enfin à leurs deux mondes de coexister pacifiquement.
A nouveau, Jakob fixa la tapisserie des vendanges. A ses côtés, Tania dans une robe rose à voile grenat semblait concocter de nouveaux maléfices, propres à l’enchaîner encore plus à ce rôle de monarque de pacotille, tout en continuant elle, à tirer les ficelles du pouvoir. Tout en lui donnant l’illusion d’être le seul maître à bord.
De cette vie sous emprise et sous contrôle, factice, il ne voulait plus...Si attirante soit Tania parfois, si facile la résignation, elles n’étaient pas profondément, ce qui pouvait réjouir Jakob. Son âme était d’une autre étoffe et réclamait quelque chose de différent. Elle voulait une union égalitaire, une collaboration nourrie par l’amour, qui rayonne et qui ne s’achète pas.
Alors le jeune homme repoussa son assiette, se leva. Sortit de table. Et faisant face tant à Ulf qu’à la tapisserie, il fit apparaître une guitare entre ses bras puis divers autres instruments, puis décida façon chef d’orchestre de répondre à la provocation par la provocation. Et pour impressionner son auditoire, il projeta sa voix en rafales successives et déroula ainsi ce nouveau mantra :
www.youtube.com/watch?v=mjNjCq1uws4
Ebahi par cette soudaine furie instrumentale et magique, Ulf contemplait son ami comme s’il redécouvrait ses capacités.
-Waouuuuuuuuh...mais comment tu fais ça ??? C’est...stupéfiant ! Tu m’avais déjà fait le coup avec Gontrand, mais là...tout seul, tu parviens à un résultat tout aussi...voire plus... symphonique. C’est l’anneau de feu qui te rend comme ça ?
Amusé, Jakob reposa lentement ses instruments avant de les faire disparaître d’un geste circulaire. Et avant de répondre à Ulf, il nota sur un carnet les derniers vers qui lui étaient venus. Il ne savait pas pourquoi, mais il sentait que c’était important pour la suite de ses aventures. Puis il se tourna vers le vampire, toujours éberlué et malicieusement rétorqua :
- Si tu as bien écouté ma chanson, tu auras la réponse à ta question. Tu permets que je te quitte ? Je crois que j’ai trouvé l’inspiration dont j’ai besoin pour faire ce que je dois faire…
Mais Ulf ne l’entendait pas de cette oreille. Il courut après Jakob qui déjà quittait la pièce et l’agrippant par l’épaule, il supplia :
- S’il te plaît, ne fais pas une bêtise qui te coûtera la vie et détruira toute chance de prospérité ici ou ailleurs.
Pour toute réponse, Jakob caressa la joue du vampire et d’un souffle, lui murmura à l’oreille :
www.youtube.com/watch?v=s5BJXwNeKsQ
Dans cette vision, l’elfe fée lui montrait tout ce qu’il avait été jusque là et serait.
Oui, il avait été un enfant gâté, pris au jeu de hasards étranges et de volontés extérieures qui l’avaient amené progressivement du cocon familial féerique, à diriger les ténèbres maléfiques, tout cela sans l’avoir vraiment désiré. S’il ne pouvait changer ce passé, il allait faire en sorte de sortir de cette emprise artificielle, infantilisante, si confortable soit-elle et s’efforcerait désormais d’apprendre à voler de ses propres ailes. Quitte à perdre tout ce qu’il avait gagné matériellement. Ce qui comptait à présent pour lui, c’était l’amour et il allait se donner les moyens de le retrouver et de le vivre.
- Il est fou...complètement fou ! Murmura le capitaine vampire. Et en même temps, je sais qu’il a raison et que l’amour est la seule quête qui mérite le voyage, n’est-ce pas ? Pfffffffff...dire qu’il m’a fallu rencontrer ce gamin pour admettre ça...
A nouveau, un flot de souvenirs tendres partagés avec Mila et Ilma lui revinrent. Et tandis qu’il repassait une à une les images de ce bonheur enfui, il entendit à l’étage, le roi vampire chantonner cette romance, en relais de ses propres réflexions :
www.youtube.com/watch?v=beNJOIU8xsI
Alors Ulf sourit. Presque malgré lui. Un espoir se levait en lui, par delà le gouffre abyssal que Jakob s’apprêtait à traverser.
- Aux innocents les mains pleines, murmura le capitaine avec douceur. Puisse celui-là nous mener à bon port.